Les pays africains et l’Union européenne sont parvenus à un compromis qui succède à l’Accord de Cotonou. Acteur clé de ces discussions, le ministre togolais des Affaires étrangères Robert Dussey lève le voile pour Jeune Afrique sur deux années d’intenses négociations, qui ont largement débordé le cadre purement économique.
Négociateur en chef des pays membres de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP), Robert Dussey, ministre des Affaires étrangères du Togo, peut souffler. Le 3 décembre, il a annoncé conjointement avec la négociatrice de l’Union européenne, Jutta Urpilainen, être parvenu à un accord politique après plus de deux ans d’intenses négociations.
Cette étape ouvre la phase protocolaire qui se matérialisera en 2021 par la ratification et l’approbation du Parlement européen.
Si le montant des investissements européens n’est pas encore précisé et si les questions migratoires ont divisé, pour le dirigeant togolais le nouvel accord est sans aucun doute bénéfique pour les pays du continent. Il a répondu aux questions de Jeune Afrique.
Les négociations devant aboutir à l’accord post-Cotonou durent depuis septembre 2018 et vous annoncez être finalement parvenus à un accord avec l’Union européenne. Quels sont les principaux points de cet accord ?
L’Accord post-Cotonou auquel nous sommes parvenus le 3 décembre dernier vise à instaurer un partenariat politique renforcé entre l’UE et l’OEACP afin de réaliser des résultats mutuellement bénéfiques dans des domaines d’intérêt commun et interdépendants.
Il ambitionne de contribuer à la réalisation des objectifs de développement durable (ODD), sur la base du programme de développement durable à l’horizon 2030 et de l’Accord de Paris sur les changements climatiques, en tant que cadres généraux régissant le partenariat. La coopération est appelée à être plus politique et orientée vers la réalisation de plus grandes ambitions aux niveaux local, national, régional et international.
Le socle commun de l’Accord définit les principes et les valeurs partagés par toutes les parties prenantes et précise les 6 domaines prioritaires du partenariat que sont :
– droits de l’homme, démocratie et bonne gouvernance ;
– paix et sécurité ;
– développement humain et social ;
– durabilité environnementale et changement climatique ;
– croissance économique et développement durable, et ;
– inclusif et migration et mobilité.
– Il couvre un champ aussi vaste que varié allant de la facilitation du commerce à la lutte contre le terrorisme, la cybercriminalité, la jeunesse, la fonction publique, etc. Ces priorités stratégiques se retrouvent dans les Protocoles régionaux. Les régions Afrique, Caraïbes et Pacifique ont pu chacune les compléter en tenant compte de leurs priorités et spécificités. Il s’agit là aussi d’une nouveauté.
L’accord prévoit trois partenariats régionaux renforcés, dont un UE-Afrique. Comment va-t-il fonctionner ? Est-ce bien l’Union africaine qui est et sera l’interlocuteur de l’Union européenne ou alors l’OEACP (l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) ?
La principale innovation du nouvel Accord réside dans sa forme qui privilégie l’approche régionale. En effet, les deux partenaires, dans le souci de capitaliser les acquis de l’Accord de Cotonou tout en tenant comptes des spécificités de chacun des trois blocs composant l’OEACP, ont convenu que l’Accord post-Cotonou sera constitué d’un socle commun auquel s’adossent trois protocoles régionaux. Il s’agit de préserver l’unité de l’OEACP et la force du nombre qu’elle constitue avec l’UE, tout en s’attelant aux défis réels et actuels des populations de chacune des régions.
De façon générale, l’accord post-Cotonou prévoit ses propres organes de gouvernance qui sont, pour le Protocole Afrique, le Conseil des Ministres conjoint Afrique-UE, le Comité conjoint Afrique-UE et le Comité parlementaire conjoint Afrique-UE. L’Accord reconnaît le rôle des organisations régionales et continentales dans la mise en œuvre du Protocole Afrique. La symphonie de la collaboration entre l’Union africaine et l’OEACP se mettra naturellement en place.
Quel sera le montant de l’engagement financier annuel de l’UE pour son partenariat avec l’Afrique ?
Difficile à dire à ce jour dans la mesure où les annonces de montants faites par l’UE ne sont ni fermes ni définitives.
Il faut noter que le Fonds Européen de Développement (FED) qui était l’instrument financier de l’Accord de Cotonou disparaît en faveur de l’instrument de voisinage, de développement et de coopération internationale (NDICI), lequel est directement financé par le budget européen. Or, jusqu’à une période récente, le Cadre Financier Pluriannuel (CFP) 2021-2027 de l’UE était toujours en discussion au Conseil européen. Le montant financier de l’engagement ne sera connu que plus tard.
Est-ce que le continent sort gagnant de ces négociations et pourquoi ?
L’Afrique sort gagnante, dans la mesure où les priorités qu’elle a définies, en lien avec son Agenda 2063 et l’Agenda 2030 des Nations unies, ont été globalement prises en compte.
Le nouveau partenariat prend en compte la croissance et le développement inclusifs et durables (qui fait une large part à la coopération commerciale et le développement du secteur privé, à l’agriculture, aux industries extractives, etc), le développement humain et social (santé, éducation, autonomisation des femmes…).
Les questions de l’environnement, de la gestion des ressources naturelles et du changement climatique n’ont pas été oubliées de même que celles de paix et de sécurité.
En réalité, un accord n’est pas bénéfique seulement par son contenu mais aussi par sa mise en œuvre. Il appartient à l’Afrique de savoir tirer meilleur parti de cet Accord.
Peut-on vraiment parler d’égalité dans le partenariat et pourquoi ?
Je pus vous assurer que les négociations ont été menées sur une base égalitaire et dans le respect mutuel. Cependant, il faut d’abord reconnaitre que l’Afrique et l’Europe n’ont pas le même niveau de développement. En plus, le financement du partenariat repose en bonne partie sur l’UE.
De ce fait, le partenariat aura tendance à être déséquilibré. Ici aussi, c’est à l’Afrique, qui représente un enjeu stratégique pour l’Europe, d’avoir conscience de sa position et d’imposer l’égalité. Tout est question de notre posture par rapport à l’interlocuteur, qu’il soit européen, américain, chinois, etc.
Sur le volet commercial, l’accord modifie-t-il les APE (accords de partenariat économique) en vigueur ?
Non. Le lien entre les APE et le nouvel accord a été l’un des points de discorde. L’OEACP ne trouve pas d’utilité à lier les éléments essentiels des APE au nouvel Accord car il s’agit d’accords internationaux distincts et autonomes.
Il faut noter qu’il y a une disparité de situations des États de l’OEACP quant aux APE.
Les parties ont simplement réaffirmé leur engagement à prendre toutes les mesures de nature à favoriser la mise en œuvre intégrale de ces accords par ceux qui l’ont ratifié et à encourager l’adhésion de nouveaux Etats membres.
Les pays africains ont-ils obtenu une réelle réciprocité des concessions commerciales entre le continent et l’UE ? Est-il possible de donner un exemple ?
L’un des objectifs de l’Accord est de mobiliser l’investissement, d’appuyer le commerce et de promouvoir le développement du secteur privé, afin de parvenir à une croissance durable et inclusive et de créer des emplois décents pour tous. Toutefois, il n’y a pas eu de concessions commerciales à proprement parler car il s’agit plus dans l’Accord post-Cotonou de dispositions cadres.
Pour améliorer et soutenir l’environnement commercial et les entreprises, les partenaires travailleront ensemble afin de lever les obstacles au commerce, y compris en ce qui concerne les mesures non tarifaires, et à réduire les coûts commerciaux.
Comment éviter que les excédents agricoles européens se retrouvent en Afrique, concurrençant la production locale ? Et avez-vous obtenu de l’UE un accord sur l’octroi d’aides à la production ?
Il s’agit là d’une question lancinante. Toutefois, compte tenu de sa nature d’accord-cadre, le post-Cotonou n’a pas pris en compte cette préoccupation qui, au demeurant, devrait être traitée par les APE ou d’autres instruments spécifiques.
Malgré la coopération, il y a une persistance du déficit commercial pour les ACP et une détérioration des termes de l’échange. Comment y remédier? Est-ce que la Zlecaf peut permettre de rééquilibrer la relation et comment? (2 questions fusionnées)
Quand elle sera opérationnelle, la ZLECAf constituera un marché de 1,2 milliard d’individus représentant 2.500 milliards de dollars de PIB cumulé. C’est énorme ! La création d’une grande zone de libre-échange pourrait changer la donne sur le continent dans la mesure où elle amplifiera le potentiel de transformation économique de l’Afrique par le double effet de la stimulation du commerce intra-régional et de l’attraction de plus d’investissement direct étranger et de la facilitation de la création de chaînes d’approvisionnement régionales, qui ont été des moteurs importants de la transformation économique dans d’autres régions, en Europe notamment.
Une fois que l’Afrique aura renforcé son marché intérieur, on pourra tendre vers un rééquilibrage de la balance commerciale avec l’Europe. C’est pour cette raison que l’Europe et l’Afrique se sont convenues de coopérer pour soutenir, avec leurs moyens respectifs, la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine.
Qu’en sera-t-il de la coopération industrielle entre les pays ACP et l’UE ?
La coopération industrielle est largement prise en compte dans le nouvel Accord notamment au titre IV, chapitre 2 intitulé : croissance économique, diversification et industrialisation.
Les parties se sont engagées à renforcer la coopération en matière de transformation économique, surtout en ce qui concerne l’industrialisation, la promotion de la transition d’une économie tributaire des produits de base vers des économies diversifiées, la valorisation des ressources naturelles, la création de valeur ajoutée et l’intégration dans les chaînes de valeur régionales et mondiales.
Le renforcement des capacités productives et de la compétitivité sont convenus comme des moyens pour atteindre ces objectifs.
L’OEACP et l’UE s’efforceront également d’éliminer les contraintes liées à l’offre et de numériser l’économie afin d’accélérer le développement des capacités productives. L’accent sera mis sur les secteurs et les industries à haute valeur ajoutée et à fort potentiel de création d’emplois décents.
Les secteurs suivants ont été retenus comme prioritaires : l’agriculture et l’agroalimentaire, l’élevage et le cuir, l’économie bleue, la pêche, les industries minières et extractives, les industries culturelles et créatives, le tourisme durable, les énergies renouvelables, les TIC et le secteur du transport.
Les parties coopéreront pour tirer parti de leurs expériences respectives, en matière de renforcement des capacités productives à travers le développement des compétences et la promotion du transfert de technologies, ainsi que de resserrement des liens entre les entreprises ACP et UE. A cet effet, l’importance des infrastructures efficaces est réaffirmée.
La phase la plus difficile des négociations a concerné les questions politiques. L’UE souhaite que soient inscrits dans l’accord plusieurs principes dont la reconnaissance de l’orientation sexuelle et de l’identité du genre, l’abolition de la peine de mort et la collaboration avec la Cour pénale internationale (CPI). Les Etats africains, dans leur majorité, y sont opposés. Quelle solution a été trouvée ? Les Etats africains ont-ils cédé ?
Ces questions, comme vous l’avez rappelé, sont des questions difficiles et leur traitement dans le processus des négociations n’a pas été du tout aisé. L’OEACP avait des lignes rouges à ne pas franchir et ces questions difficiles en faisaient partie. En effet, sur la question de l’orientation sexuelle et de l’identité sexuelle, les pays de l’OEACP avaient souligné n’avoir pas compris la volonté de l’UE d’inclure des questions de ce genre dans un accord de partenariat. Au final, l’esprit de compromis a prévalu et les deux parties sont convenues de supprimer toute référence spécifique à l’orientation sexuelle et l’identité sexuelle. Nous avions donc surmonté la difficulté en nous référant à l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme reconnu par toutes les parties qui interdit toute discrimination fondée sur le sexe, l’origine ethnique ou sociale, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, le handicap, l’âge ou tout autre statut.
Sur l’abolition de la peine de mort, nous avions pu surmonter les positions de principe initiales de chacune des deux parties.
L’OEACP et l’UE ont convenu de la nécessité de maintenir le dialogue sur la question et se sont mises d’accord que, dans les pays où la peine de mort est prévue dans la législation nationale et est toujours d’application, les parties respectent les procédures établies et les normes minimales convenues au niveau international.
En ce qui concerne la justice internationale, l’OEACP et le partenaire européen ont salué les avancées en la matière et ont réaffirmé leur engagement à coopérer avec les systèmes de justice pénale nationaux, régionaux et internationaux, y compris la Cour pénale internationale conformément au principe de complémentarité.
Le nouvel accord, une fois entré en vigueur, va encourager et non obliger les parties à ratifier et implémenter le Statut de Rome et les instruments liés. A partir de ces éléments de preuve précis relatifs au traitement qui a été fait de ces questions difficiles, vous êtes d’accord avec moi que les Etats de l’OEACP et précisément ceux d’Afrique n’ont pas capitulé tout au long du processus des négociations. La logique du compromis a conduit les deux parties à des vues communes sur ces questions et nous ne pouvons que nous en réjouir.
Autre point de tension, le financement par l’Union européenne des organisations de société civile africaines, y compris celles qui sont contre les gouvernements en place. Que prévoit l’accord sur ce point ?
Le problème ne s’était pas posé directement par rapport au financement des organisations de la société civile, quand bien-même il était sous-jacent, mais plutôt en terme du rôle qu’elles sont appelées à jouer comme parties prenantes de l’Accord. Pour l’OEACP, l’UE accorde une attention trop importante aux organisations de défenses des droits de l’homme au détriment de celles travaillant sur les questions de développement économique et social. De plus, certaines ne respectent pas les lois nationales et n’appliquent pas non plus une gouvernance qui réponde aux normes standards.
Par compromis, «les parties reconnaissent le rôle et la contribution majeurs des parties prenantes sous toutes formes selon les caractéristiques nationales, notamment la société civile… À cet effet, elles veillent à ce que toutes ces parties prenantes, le cas échéant, soient informées et consultées au sujet des stratégies et des politiques sectorielles, apportent leur contribution au processus global de dialogue, bénéficient d’un renforcement des capacités dans les domaines cruciaux, et participent à la mise en œuvre des programmes de coopération dans les domaines qui les concernent, dans l’étendue où elles répondent aux besoins de la population, de leurs compétences spécifiques et ont une structure de gouvernance responsable et transparente».
Est-ce seulement en raison des questions politiques que les négociations ont été aussi longues ?
Non, pas seulement. Les questions liées aux priorités stratégiques avaient aussi pris du temps. Il en a été de même de certaines autres questions qui tiennent à cœur aux régions. Ensuite, le renouvellement des institutions européennes consécutives aux élections européennes et la crise du coronavirus ont aussi ralenti les négociations.
Quelle solution a été trouvée sur les questions migratoires, notamment sur les voies d’immigration légales, la réadmission de demandeurs d’asile déboutés et les migrants économiques ? Qu’est-ce que les pays africains ont obtenu sur ces sujets ?
Il s’agit ici d’une question très sensible à la fois pour l’OEACP et l’UE. S’agissant des négociations sur le retour, la réadmission et la réintégration, le blocage s’est fait sur la question de l’acceptation «sans condition» par les Etats OEACP de documents de voyage délivrés par l’UE aux fins de retour de migrants en situation irrégulière. Les ACP ont rejeté cette proposition. Lorsqu’un ressortissant d’un Etat tiers se retrouve en situation irrégulière sur le territoire d’un autre, le premier devrait le réadmettre sur son territoire en procédant aux vérifications selon des procédures d’identification les plus appropriées et les plus efficaces, en vue d’établir la nationalité de la personne concernée et d’émettre les documents de voyage appropriés à des fins de retour. Il ne s’agirait pas d’un retour « sans condition » comme l’UE l’a souhaité. L’UE n’a cependant pas accepté l’insertion d’un texte soulignant la nécessité d’un dialogue de partenariat sur les droits de succession et les comptes gelés des migrants légaux décédés car cette question relève de la compétence de ses États membres et pourrait être réglée dans le cadre d’accords bilatéraux. L’UE a toutefois concédé un dialogue de partenariat sur les droits à pension.
Quant aux migrants économiques, de façon générale, les parties s’engagent à développer des voies légales de migration, y compris pour la migration des travailleurs, et d’autres mécanismes de mobilité, en prenant en compte les priorités nationales et les besoins du marché du travail.
Source : Jeune Afrique