Les engrais ont plutôt mauvaise réputation et notamment dans certains milieux inattendus. Lors d’une récente visite à mon alma mater, l’Université de Wageningen, aux Pays-Bas, j’ai été fort surprise d’entendre plusieurs étudiants affirmer que le recours aux engrais pour accroître le rendement des cultures était une pratique très dangereuse, voire immorale, surtout pour les sols africains. Il est temps de réfuter certains mythes concernant les engrais minéraux, de reconnaître le rôle qu’ils jouent face à l’enjeu de nourrir le monde et de voir comment ils peuvent aider l’agriculture à relever les défis qui l’attendent dans les prochaines décennies.
Tout le monde est d’accord sur la façon dont l’agriculture évolue en fonction des tendances démographiques et économiques. La population mondiale atteindra probablement quelque 8 milliards d’individus aux environs de 2030, et deux personnes sur trois vivront alors en milieu urbain. La croissance des revenus s’accompagnera d’un accroissement de la demande alimentaire tel que la production vivrière devra augmenter d’environ 60 pour cent dans les trois prochaines décennies.
La quasi-totalité de cette augmentation devra provenir des pays en développement grâce à une intensification de l’agriculture, c’est-à-dire à un rendement accru par unité de temps et de superficie. L’urbanisation réduisant la main d’oeuvre rurale, l’agriculture devra également adopter de nouvelles formes de mécanisation et se tourner vers une utilisation intensive des terres, avec tout ce qui s’y attache. Ces scénarios indiquent une meilleure efficacité d’utilisation de toutes les ressources naturelles, notamment de l’eau, et font ressortir la nécessité d’un recours accru, bien que dans une mesure non proportionnelle, aux engrais.
Accroissement des rendements
Il y a un demi-siècle, les agriculteurs n’appliquaient à leurs terres que 17 millions de tonnes d’engrais minéraux. Ils en consomment aujourd’hui huit fois plus. En Europe du Nord, l’apport d’engrais est passé d’environ 45 kg/ha à 250 kg/ha depuis 1950. Pendant la même période, en France, le rendement en blé a augmenté chaque année, passant d’environ 1,8 tonne/ha à plus de 7 tonnes/ha. L’augmentation de la consommation d’engrais a certainement été inférieure à celle de la productivité, ce qui confirme la tendance générale à une fertilisation plus efficace.
La fertilisation apporte aujourd’hui 43 pour cent des nutriments absorbés chaque année par la production agricole mondiale, et cette contribution pourrait atteindre 84 pour cent dans les années à venir. Contrairement à ce que croit une partie de l’opinion publique, les sources d’éléments nutritifs non minéraux ne risquent pas de remettre en question les engrais minéraux dans l’avenir: certes, les disponibilités de fumier augmenteront à la mesure de l’accroissement de la production animale et l’urbanisation s’accompagnera d’une production accrue de déchets, et notamment d’eaux usées, mais leur efficacité est bien moindre et aujourd’hui encore l’utilisation des déchets pour les cultures a un coût plutôt élevé.
L’agriculture biologique, qui exclut le recours aux intrants synthétiques, ne semble pas être une alternative viable. La FAO a calculé d’une façon très approximative quelle serait l’incidence de l’agriculture biologique à l’échelon mondial si la demande de produits biologiques devait augmenter d’une manière importante. Le résultat est assez surprenant: pour compenser l’absence d’engrais minéraux, une grande partie des terres devraient alors être mises sous rotation avec légumineuses ou sous production animale. Bien que l’agriculture biologique occupe un créneau commercial, ses limites – et les dangers liés à l’épuisement des nutriments – méritent toutefois une étude approfondie.
La question n’est pas de savoir si la consommation d’engrais doit augmenter, mais dans quelle mesure. Lors du Sommet mondial de l’alimentation en 1996, les gouvernements se sont engagés à réduire de moitié le nombre des personnes sous-alimentées d’ici à 2015. Il existe un lien direct entre l’objectif du SMA et l’utilisation d’engrais. Cela peut vouloir dire une progression de 8 pour cent des applications d’engrais par rapport à un scénario de maintien du statu quo, ce qui paraît peu mais n’en représente pas moins un accroissement considérable, en termes de tonnage. Une fertilisation accrue pour réaliser l’objectif du SMA est particulièrement importante dans des pays comme la Chine et l’Inde, où se concentre une grande partie de la population mondiale. Elle l’est peut-être encore plus en Afrique où un accroissement annuel de 2,7 pour cent ou plus est nécessaire pour compenser les pertes d’éléments nutritifs, et dans les régions tropicales humides où les cultures annuelles sans fumure lèvent un lourd tribut sur les matières organiques du sol.
Efficacité d’utilisation des engrais
Assurer une utilisation plus efficace des engrais est l’enjeu de l’avenir. Une possibilité est de faire appel aux biotechnologies pour améliorer l’efficacité de la fertilisation et l’absorption des nutriments par les plantes. Les stress abiotiques ou la fixation biologique de l’azote ne font actuellement l’objet d’aucune véritable recherche en biotechnologie. Malgré les perspectives qui peuvent exister dans ce domaine, il convient toutefois de faire très attention à ne pas promettre trop et trop vite. Quoi qu’il en soit, il reste encore beaucoup à obtenir de la sélection végétale traditionnelle. Ainsi, par exemple, d’importants travaux ont été effectués sur les caractéristiques de « tenue en vert » de certaines cultures comme le sorgho – plus longtemps la plante reste en vert, plus l’absorption de nutriments est grande dans le temps.
Un autre domaine de recherche prometteur est celui de la pédologie. Bien que cela reste un secteur à part, nous savons que la matière organique du sol et la pédologie jouent un rôle important dans la gestion des éléments nutritifs, et que l’amendement du sol améliore considérablement l’efficacité des engrais. En Afrique, où la récupération des nutriments est très lente, des travaux plus systématiques sur la matière organique du sol et sur la qualité du sol en termes physiques, biologiques et chimiques, sont nécessaires. Étant donné que la fixation biologique de l’azote produit des résultats variables, les scientifiques doivent l’associer à l’application d’engrais plus traditionnels et en étudier l’efficacité. Les résultats montreraient sans doute que la fixation biologique de l’azote n’est pas une solution miraculeuse en soi, mais qu’elle donne de bons résultats dans certaines conditions.
La gestion intégrée des systèmes de production a fait ses preuves et ouvre la voie à une meilleure efficacité d’utilisation des engrais. Des résultats remarquables ont été obtenus dans l’application rationalisée des pesticides, en sensibilisant les agriculteurs à la lutte intégrée contre les ravageurs au moyen de stages pratiques durant lesquels ils ont appris à observer leurs cultures de près et à les protéger contre les ravageurs et les agents pathogènes. Ces activités sont de plus en plus souvent liées à une gestion intégrée des substances nutritives – les agriculteurs apprennent à observer l’impact réel de l’apport de nutriments, au lieu d’utiliser par exemple des quantités croissantes d’urée tout simplement parce qu’il s’agit de l’engrais le plus économique. Les cultivateurs doivent également comprendre les effets d’un excès d’azote sur certains pathogènes et d’autres facteurs de stress pour les cultures. Cela pourrait les convaincre de la nécessité d’acheter des engrais non azotés et de procéder à une fertilisation bien plus équilibrée.
Partenariats privés/publics
Les bénéfices à tirer d’une utilisation efficace des engrais, même d’un point de vue purement économique, pourraient être considérables. Ils dépendent toutefois d’une série de facteurs qui déterminent l’utilisation des engrais et leur application par les agriculteurs. Nous avons besoin de partenariats privés/publics, de systèmes de distribution et de contrôle de qualité bien plus performants et de la gamme des outils commerciaux qui leur sont associés. L’industrie des engrais doit faire davantage preuve de créativité en veillant à ce que les agriculteurs tirent réellement le meilleur profit des techniques de culture et de fertilisation en usage. Cela nécessite une recherche systématique de moyens permettant de réduire la demande de main d’oeuvre agricole, ce qui est particulièrement important face à la contraction des disponibilités. Par exemple, les nouveaux engrais enrobés de polymère pourraient offrir un taux de récupération bien plus élevé. L’industrie devrait aussi considérer l’ensemble du cycle de l’utilisation et de la récupération des éléments nutritifs, car il ne faut pas oublier que l’industrie automobile a entendu le même plaidoyer il y a une vingtaine d’années et qu’elle a fait depuis des progrès considérables.
Il reste de nombreuses incompréhensions et une grande confusion concernant les nutriments du sol et en particulier les engrais minéraux. Le grand public a besoin d’informations scientifiques, objectives, de la part de tous ceux qui interviennent dans la gestion des éléments nutritifs. En d’autres termes, nous devons dire aux gens ce que nous savons. Nous savons que des gains de productivité sont nécessaires et possibles. Nous savons que davantage d’engrais sont nécessaires. Nous savons que les engrais peuvent être utilisés d’une manière plus productive et efficace, si nous le faisons de la façon voulue et dans le contexte approprié.
Louise O. Fresco
Sous-Directrice générale,
Département de l’agriculture (FAO)